Compte rendu de la session du Club Galilée du 06/11/2017
Philippe Chazal annonce les prochaines rencontres du Club Galilée, en préparation pour la fin du mois de novembre une séance en écho à la loi de modernisation de l’économie dans la perspective du numérique proposée par Olivier Zegna Rata. Le Club Galilée est le bon lieu pour transmettre des messages aux interlocuteurs politiques et faire émerger des propositions nouvelles. Au programme également une session sur un continent prometteur en termes de développement, notamment pour les acteurs français, l’Afrique.
Au programme de la séance d’aujourd’hui, la thématique de la création et les plateformes qui sera abordée de plusieurs points de vue par les personnalités qui constituent le panel.
Philippe Chazal présente les professionnels : Gilles Freissinier pour Arte et Artecréative qui ont notamment une vocation de laboratoire. Alexandre Michelin et Laurent Lucas, qui représentent deux exemples de plateformes françaises, Spicee et Brut, qui innovent dans la création et testent des modèles économiques nouveaux, Lionel Abbo qui livrera le point de vue d’un groupe audiovisuel et de son développement vers le digital, en l’occurrence Banijay, et enfin Julien Neutres du CNC en charge des moyens de financement en matière de création dans cet univers.
*
Alexandre Michelin prend la parole en premier ; il souligne la pertinence de la session, « création et nouvelles plateformes ». Car, selon lui, la plateforme est l’endroit où l’on voit les transformations de l’offre et de la consommation. Il a eu une acculturation lors de son expérience chez Microsoft, un monde d’ingénieur, où la création n’était pas la question centrale. Ces entreprises agissent à une échelle qui n’a rien à voir avec le secteur de la production.
Concernant les plateformes, deux choses sont à prendre en compte la technologie et la façon de l’utiliser. Dans ce registre, YouTube et Netflix[1] ont fait évoluer les choses en testant des contenus. Ils ont en effet permis de sortir des habitudes par rapport à des territoires, des audiences. Si Netflix a la capacité de faire des choses inimaginables, YouTube, comme Facebook, ont éduqué des nouvelles générations entières à la consommation de vidéos.
Investir sur les plateformes, c’est se dire qu’il y a une opportunité de création, avec au démarrage beaucoup de rediffusions et, au fur et à mesure que les outils se diffusent, la construction d’un écran personnalisé. Netflix a 110 millions d’abonnés. Facebook, c’est près de 2 milliards de personnes qu’ils connaissent très bien et pour qui ils vont produire du contenu. Alexandre Michelin pense qu’il faut préparer la numérisation, car on ne peut pas y échapper, il prend l’exemple de la plateforme BBC, un concurrent sérieux, qui relève le pari de mieux remplir sa mission de service public avec la transformation digitale.
L’ambition de Spicee est de travailler sur du contenu, de la création originale exclusive, et de créer une communauté, cela signifie développer une marque et une histoire. La plateforme a débuté via le commissionnement de documentaires et travaille désormais sur une distribution internationale, notamment avec la puissance de la plateforme Amazon. Bien sûr, la démarche créatrice de Spicee ne se fait pas dans les mêmes conditions économiques que celle des grandes chaînes, 300€ la minute pour du contenu premium. La plateforme a par exemple suivi la campagne de Trump par ceux qui le soutiennent. A l’arrivée, un format hybride, ni reportage, ni documentaire traditionnel, qui ne correspondait à aucune commande, aucune case, et une revente à PBS.
Du premium au freemium, une production participative
Spicee collecte la bonne volonté de personnes qui ont envie de faire des sujets, ils constituent la famille des Spicers. Les sujets proposés sont soumis au vote de la communauté, et font ensuite une campagne sur KissKissBankBank. Ce dispositif collaboratif permet de faire monter une communauté autour du média.
Aujourd’hui Spicee est capable de gérer de la création et de la relation abonné avec pour objectif commun de défendre des principes d’originalité dans un monde d’abondance de contenus.
*
Deuxième exemple de plateforme avec Brut. Directeur des rédactions, Laurent Lucas vient historiquement du Petit journal et Grand journal, époque Michel Denisot et Yann Barthès. Brut, c’est la rencontre de Renaud le Van Kim, Guillaume Lacroix et Roger Coste (l’ancien directeur de la régie pub de canal) autour de l’idée de créer une plateforme 100% digitale d’actu en changeant de cadre de diffusion.
Première diffusion de contenus le 16 novembre 2016. Le succès du média correspond au moment de la campagne présidentielle, où les réseaux sociaux tiennent un rôle important. Partie de zéro, Brut cumule aujourd’hui près de 700 000 abonnés sur Facebook, et atteint 1 milliard de vues pour l’année 2017. Laurent Lucas explique que le média s’est d’abord concentré sur Facebook et la France en proposant des contenus politiques et d’information générale. En mai apparaît Brut Sport, une déclinaison en partenariat avec So Press ; en août Brut Nature qui regroupe toutes les thématiques environnementales. A la fin octobre, Brut annonce l’ouverture de Brut pour l’Amérique du Nord et le développement d’un Brut Inde. Création de « verticales » éditoriales.
Laurent Lucas rappelle que l’idée de départ, c’est l’adaptation aux usages d’informations consommées sur les réseaux sociaux, c’est-à-dire sur mobile et sans le son. Dans ce contexte, la nécessité de développer une application spécifique n’est pas significative. Brut diffuse ainsi en format carré ou 9/16 et propose une consommation sans le son avec la même qualité informative. Le média s’est également adapté à l’autoplay[2], en travaillant spécifiquement sur le début et la fin de la vidéo (le moment où les gens s’engagent et partagent). L’enjeu est de continuer à s’adapter aux usages et d’être continuellement en recherche de nouvelles formes de narration.
Pour l’instant pas ou peu de concurrence en France. Laurent Lucas attend de voir quelle sera la proposition de Loopsider, le nouveau média lancé par Johan Hufnagel (ancien de Libération).
Globalement, plus il y aura de contenus de qualité, mieux ce sera pour le marché, estime Laurent Lucas, car l’usage crée la consommation et les annonceurs se montrent de plus en plus intéressés. Ils voient en effet tout l’intérêt de plateformes telles que Brut pour pouvoir communiquer différemment.
Alexandre Michelin commente l’expérience de Brut qui est selon lui véritablement time to market, en sachant que les Etats Unis et l’Inde sont les deux plus gros marchés du mobile.
Le média conserve une stratégie locale : chaque équipe produit de l’information pour le local et certains de ces contenus peuvent être globalisables facilement. Sur Brut France, on a en général 2/3 de contenus en local et 1/3 en global, la même répartition est envisagée pour le développement aux Etats Unis et en Inde. Brut sera rentable sur la France courant 2018, avec un modèle native advertising, adossé à la régie France Télévisions et un relais de diffusion sur franceinfo.
*
Lionel Abbo exprime le point de vue de Banijay, c’est-à-dire plutôt celui d’une société de production audiovisuelle qui fabrique des programmes familiaux sur des chaînes de grande écoute, dans un contexte de baisse structurelle de la recette publicitaire, d’érosion des audiences et d’un raccourcissement de la durée de vie des programmes à l’antenne.
En parallèle de ce constat, il y a un nouveau terrain de jeu, avec de nouveaux acteurs, de nouveaux modèles, qui ont érigé en priorité des contenus et de la vidéo. Aujourd’hui, les hébergeurs deviennent de vrais éditeurs et les réseaux sociaux cherchent à capitaliser des droits.
Lionel Abbo fait le bilan des forces d’une société de production dans un tel contexte. Les forces sont en effet les IP, les talents et la capacité à raconter des histoires au plus grand nombre. Les faiblesses résident dans les nouveaux interlocuteurs à convaincre qu’on a les bons contenus et les nouveaux formats qu’il faut apprendre à maîtriser. Parce qu’on parle d’engagement, de temps passé, de recrutement, et non plus d’audience, de ménagères.
Le groupe Banijay a des filiales à l’international donc peut mener une réflexion globale, qui tient compte des différents niveaux de maturité du digital en fonction des territoires. Par exemple, les Etats Unis ont arrêté de produire pour des marques. A l’inverse, l’Italie affiche une grande créativité sur le digital vs des marques chaînes toujours plus vieillissantes. Un constat encore plus vrai sur les terrains de la VR et AR, observe-t-il.
Lionel Abbo note également que ces nouveaux joueurs n’ont pas non plus la maitrise du contenu et manifestent en ce sens un fort intérêt pour des experts de la télévision capables de leur apporter ce savoir-faire.
Dans un contexte de plateforme, l’expérience TV reste très valorisée, comme on peut le voir avec Netflix qui donne carte blanche à Shonda Rhimes, la productrice des plus gros succès de fiction d’ABC. De la même façon, YouTube booste sa création de contenus en utilisant des têtes d’affiche très renommées telles que l’animatrice et productrice Ellen de Generes.
Selon le directeur du digital de Banijay, il y a d’abord eu une première phase d’expérience où tous les acteurs ont cherché à exister sur le digital et créer des MCN. Aujourd’hui, le mouvement s’est davantage inversé, le digital cherche des talents en télévision pour sortir des contenus. Si les plateformes telles que Netflix sont à l’origine des acteurs de catalogue, la course est aujourd’hui à celui qui a le contenu le plus frais, le plus innovant. Dans cette perspective, l’expertise de storyteling des sociétés de production peut s’appliquer à n’importe quelle plateforme à condition de s’adapter aux nouveaux codes.
*
Gilles Freissinier rappelle en premier lieu que le numérique chez Arte ne date pas d’hier, puisque la chaîne a été la première à diffuser sur le replay, sur YouTube, sur Dailymotion, en accord avec la mission d’Arte qui est d’innover, de créer et mettre en avant la production indépendante française et européenne.
Plus largement, l’ambition est bien de faire œuvre de média global européen, pas seulement de chaîne franco-allemande, donc déjà saisir les opportunités d’un point de vue distribution.
Ainsi, depuis dix ans, la chaîne propose de la création adaptée aux écrans connectés, et est aujourd’hui dans une forme de continuité. Arte propose des points de vue mais aussi des formes adaptées aux supports, afin d’être en avance sur les usages, et s’interroge par exemple sur comment travailler sur l’intelligence artificielle d’un point de vue créatif.
Selon Gilles Freissinier, correspondre aux usages c’est se poser la question de la ligne éditoriale, ou comment on accède aux contenus, il cite l’exemple de la BD Eté, diffusée en avant-première sur Instagram. Une bonne illustration de la mise en œuvre de la capacité des équipes d’Arte à comprendre les usages et trouver des espaces dans la ligne éditoriale du média où de jeunes auteurs pourront s’exprimer sur ces supports pas toujours explorés. Lorsqu’on évoque les réseaux sociaux, on imagine une narration pour des usages très massifs, ce qui peut être difficile pour le diffuseur car il y perd la relation directe avec le public.
Gilles Freissinier observe en outre que le temps vers le renvoi des sites propriétaires est fini. Car l’accès à des milliards de sites se retreint, on se rend compte en réalité que seulement deux ou trois applications sont consultées par jour. Les usages sont alors concentrés autour que quelques groupes propriétaires, le modèle de diversité du numérique n’est pas réellement réalisé.
Arte s’interroge également sur le développement de créations interactives, immersives et l’impact d’écrans connectés dans lesquels l’internaute peut voir sa voie de retour. Qu’est-ce que veut dire cette interactivité sur les contenus ? Cela nécessite de faire émerger des auteurs de façon originale et de capter des nouveaux publics, plus jeunes avec d’autres centres d’intérêt. Il cite un exemple sur la VR, Notes on blindness, un projet de documentaire audio devenu contenu VR. Une innovation qui permet de faire œuvre de média global car Gilles Freissinier rappelle le but de service public d’Arte : être vu largement et parier sur l’innovation, faire émerger des écritures nouvelles.
*
Julien neutres prend la parole pour clore cette session au nom du CNC. Il annonce en introduction que, tous les dix ans, le CNC vit une ouverture à des nouveaux médias de chaque époque. D’abord la télévision, puis les jeux vidéo (un marché moins structurel néanmoins), puis désormais au cœur de la réflexion du CNC : l’adaptation aux usages, aux nouveaux acteurs du numérique.
Il rappelle de plus que le CNC repose sur 2 piliers, que sont les contributeurs et les bénéficiaires, tout cela se construit parallèlement même si les recettes n’ont pas de lien direct avec les dépenses.
La volonté aujourd’hui est d’accueillir toutes ces initiatives de création pour ce qu’elles sont en distinguant bien ce qui est de l’ordre du prolongement de la télévision et de la création native de nouveaux formats, qui n’avaient jusqu’alors pas de dispositifs de soutien adaptés au CNC. Cela implique deux grands chantiers :
- Le volet fiscal avec l’intégration des nouveaux contributeurs, voté au parlement fin 2016, une décision très importante politiquement
- Le soutien à la création afin d’aller chercher les nouveaux acteurs, de comprendre leurs besoins et de les aider dans leur maturation. Cela conduit à la création d’un nouveau fonds 2M€ pour toutes les créations natives en libre accès sur internet quel que soit le format ; avec deux aides : une à la création (critère d’intérêt artistique), une centrée sur création d’unités de programmes (trouver un business model et assurer la pérennité du programme)
Ainsi, l’apport du CNC devrait devenir de plus en plus structurant avec peut-être ensuite l’intervention d’autres acteurs plus traditionnels. L’objectif est de se servir de ce nouveau fonds comme d’un laboratoire pour connaître ces nouveaux talents.
Selon Julien Neutres, on est au bon moment pour accompagner cette maturation, car pour être animateur d’un écosystème, on ne peut pas être trop en avance. En retour vis à vis des contributeurs, le CNC fait passer le message suivant : « on taxe mais on soutient aussi la création ».
Philippe Chazal souligne ce discours nouveau au CNC, qui a développé au départ un soutien centré sur les programmes de stock. Aujourd’hui avec ce nouveau fonds c’est aussi le flux qui peut être concerné et le CNC se concentre aussi sur l’accompagnement des entreprises avec la volonté de penser les passerelles. Ce nouveau fonds est une double révolution.
Julien Neutres indique que la création de ce nouveau compte permet par effet de résonnance de revoir tous les autres dispositifs, il n’y aura plus de distinction entre COSIP et Web-COSIP.
Le CNC réadapte ainsi le dispositif par le haut, car les contenus voyagent aujourd’hui d’un support à un autre, la frontière entre télévision et web est toujours plus poreuse pour des contenus avec des modes de production identiques. Cela implique une refonte et un repositionnement du compte nouveaux médias, qui gardera ce qui est incubé et orientera vers d’autres guichets les projets plus matures. Dans le prolongement, le CNC s’interroge sur la nécessité d’adapter les dispositifs à des sous-secteurs, une réflexion est en cours sur l’immersif. « Faire qu’on ait le plus beau web du monde » et aider les auteurs à passer un cap.
Le rôle de ces 2 millions du fonds repose sur deux critères : le financement des nouvelles plateformes et une intervention à hauteur de 20-30% afin que le CNC soit structurant mais ne crée pas à l’inverse un secteur trop subventionné.
En fin de séance, Alexandre Michelin évoque la notion de désintermédiation liée au nouveau marché des plateformes. Il considère ainsi que le média au milieu est atomisé et le rôle du producteur s’en trouve modifié avec une prime à la rareté. Car il y a la création d’espaces de libertés dans lesquels les grands producteurs vont s’engouffrer. On peut alors imaginer que ce nouvel écosystème permette de « déformater » des choses, car il se développe avec moins de contraintes, contraintes de cases de programmation mais aussi de fenêtres publicitaires.
Prochaine séance dans un mois, avant la fin d’année, soit sur le continent africain soit sur la politique de réflexions menée par le gouvernement et le parlement.
[1] Voir le podcast de Reed Hastings sur comment Netflix et le modèle de la distribution en réseau ont été pensés.
[2] Lancement automatique d’une vidéo publiée sur Facebook.