Les plateformes nouveaux usages, nouveaux contenus - séance du 12/05/2014
Panel :
- Laurent Frisch, Directeur de France Télévisions Editions numériques
- Antoine Nazaret, Directeur des contenus - Dailymotion
- Gilles Pezet, Consultant manager - NPA conseil
- Laurent Sorbier, Conseiller référendaire à la Cour des comptes
Synthèse :
Le Club se réunit pour une nouvelle session afin d’évoquer le thème des plateformes audiovisuelles et numériques.
Un document est comme à chaque séance disponible pour les membres et le panel qui présente à la fois une problématique, la bio des membres du panel et une documentation sur la thématique.
Quelles soient le prolongement des chaînes ou des entités participatives indépendantes, les plateformes audiovisuelles et numériques occupent aujourd’hui une place ce plus en plus grande et sont à l’origine de nouveaux usages et de nouveaux contenus.
Le Club Galilée propose un état des lieux avec les différents acteurs concernés.
En introduction, Philippe Chazal rappelle le projet de la fabrique des formats et la prochaine mise en place du fond d’investissement. A ce propos, il lance un appel à la mobilisation afin que tout le monde se sente concerné. En rappelant qu’ainsi le Club à travers ce projet dont il a porté la préfiguration n’est pas uniquement un lieu de paroles mais est aussi un lieu d’actions.
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Gilles Pezet, consultant manager chez NPA Conseil prend la parole en premier et se propose dans un premier temps d’éclaircir la notion de plateforme qui sert aujourd’hui à décrire beaucoup de choses parfois bien différentes.
Il explique qu’une plateforme est un lieu sur lequel on empile plusieurs choses, différentes couches de services et de fonctionnalités. S’ajoute à cela la puissance de la technologie qui permet d’agréger de l‘intelligence et d’analyser des données de consommation.
Dans cet ecosystème, il faut distinguer les géants du web (Google, Apple, Microsoft et Amazon) dont les plateformes sont mutlifonctionnelles et les plus petits (Netflix, Dailymotion…) plus spécialisés.
Ces acteurs sont en concurrence frontale. Ainsi, pour se distinguer, ils développent des stratégies d’augmentation de revenu moyen par utilisateur. Certains fonctionnent avec une monétisation directe, c’est le cas d’Amazon, d‘autres sont « gratuites » et adoptent une monétisation indirecte et la commercialisation des data, qui est l’objet de toutes les craintes aujourd’hui.
Gilles Pezet rappelle que la vidéo occupe une place majeure et croissante dans l’univers du Web. Internet a pris un net virage audiovisuel. En conséquence, c’est le secteur de la publicité vidéo sur le net qui est actuellement le plus dynamique.
Premiumisation des contenus et professionnalisation des conditions de production
Il existe un potentiel de migration de valeur de la télévision vers la vidéo en ligne. Les acteurs du web mettent en place une stratégie de premiumisation de leurs contenus vidéos, contenus qui sont de plus en plus professionnels et scénarisés.
Par rapport à ce phénomène, il y a eu un effet Netflix évident, souligne Gilles Pezet, en ce sens l’arrivée et le succès critique et public de House of cards ont produit un effet d’entrainement.
Microsoft, Yahoo et Aol se mettent eux aussi à produire des programmes originaux avec des budgets conséquents.
En 2013, les différentes plateformes ont dépensé 750 millions d’euros pour produire des contenus. Mais il ne faut pas oublier que cela représente 60 fois moins que les dépenses TV, ce chiffre est cependant en nette augmentation.
Entre web et télévision : une porosité croissante
Il se produit un phénomène de convergence entre le web et la télévision. La membrane jusque là étanche disparaît.
Cela passe d‘abord par les terminaux et notamment la croissance des terminaux mobiles qui donnent accès à de nouvelles fonctionnalités. Il n’y a plus de segmentation claire.
On peut toutefois remarquer que les contenus consommés sur ces terminaux sont généralement des vidéos plus courtes. Les mobiles jouent le rôle de passerelle pour ces nouveaux dispositifs. Prenons comme exemple les derniers JO de Sotchi, il y a eu une vraie convergence au niveau des contenus avec les compétitions en direct accessibles sur internet. Les JO étaient sur toutes les box.
Nous constatons de plus que les médias traditionnels prennent des participations dans les acteurs du web et vont ainsi chercher le savoir faire propre au digital comme l’a fait récemment Canal + avec l’acquisition de Studio Bagel.
Les plateformes des chaînes, quant à elles, proposent de plus en plus de contenus web. Si cela a commencé avec de simples bonus, on peut voir aujourd’hui d’autres contenus plus ciblés, plus qualitatifs tels que des captations.
Gilles Pezet note que le BBC High Player tend à devenir la cinquième chaîne du groupe public anglais qui a d’ailleurs annoncé l’arrêt de BBC 4. Tous les programmes devraient être réintégrés dans le high player. Un exemple de plus de ce phénomène de porosité.
En outre, les univers du web et de la TV s’inspirent mutuellement. On constate que le commentaire et la conversation qui étaient au départ des usages du web sont aujourd’hui beaucoup utilisés et affichés en télévision. Ils s’imposent comme les nouveaux outils de la communication entre les téléspectateurs et les diffuseurs.
Philippe Chazal souligne l’hybridation en ce qui concerne les métiers. Car, lorsque les diffuseurs arrivent sur les plateformes, ils sont obligés de modifier leurs domaines de compétences.
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Laurent Frisch est le Directeur de France Télévisions Editions numériques, il nous donne son point de vue sur le sujet. Une thématique qu’il juge difficile à circonscrire. Il propose alors un retour d’expériences de France Télévisions.
En 2007, les choses étaient différentes. Il y avait déjà plusieurs écrans mais le replay était encore confidentiel. Les smartphones n’existaient pas.
Aujourd’hui on constate que la vidéo de rattrapage s’est largement développée grâce aux tablettes. En l’espace de sept ans beaucoup de choses auront donc évolué.
Pour Laurent Frisch Facebook et Twitter accompagnent l’expérience audiovisuelle. Dans la recomposition de cet univers, il ne faut pas rester dans un univers fermé mais être volontariste.
Les géants que nous évoquions tout à l’heure Microsoft, Google, Apple et Amazon viennent historiquement du logiciel mais ils se sont différenciés très tôt sur le matériel, avec la Xbox par exemple pour Microsoft.
Ils ont progressé sur tous les stades de la chaîne de valeur en allant sur les OS (operating system), sur les devices et sur les contenus. Des acteurs présents partout donc et qui adoptent également une attitude volontariste vis-à-vis de la télévision, qui reste l’écran le plus grand de la maison. A ce jour, on estime à 1,5 /2 millions le nombre de smarttv.
En réalité, on compte une vingtaine de plateformes différentes pour adresser l’écran de télévision. Produire, diffuser et converser sont les trois grands thèmes.
Pour les diffuseurs, le défi des contenus enrichis
Face à ce changement, Laurent Frisch s’interroge sur ce que doivent faire les chaînes. Comment faire son métier demain ? Au moins deux éléments semblent se détacher :
- Toucher les utilisateurs sur ces plateformes grâce à des contenus spécifiques, enrichis. (Pour les JO de Sotchi : succès de l’offre numérique) et ainsi multiplier les points de contact.
- Stimuler la télévision sociale. Si beaucoup l’envisagent sous un aspect monétaire, elle est aussi l’occasion de faire mieux son métier d’éditeur audiovisuel.
Laurent Frisch pense également que ces plateformes font évoluer l’écriture audiovisuelle.
Plus belle la vie a proposé un jeu aux internautes dans le cadre d’un épisode inédit.
France 5 a également imaginé un jeu d’influence où l’utilisateur peut se mettre dans la peau d’un spin doctor en lien avec la diffusion d’une série documentaire.
France Télévisions s’adapte et investit le terrain du contenu multi écran. L’hybridation entre contenus web et tv est telle aujourd’hui que certains formats en font leur fondement, c’est le cas de Rising star, le nouveau format acquis par M6.
Il le rappelle : l’expérimentation fait partie des devoirs des diffuseurs et en particulier des chaînes publiques A ce sujet, Laurent Frisch met en avant trois éléments indispensables :
- API (interface pour les développeurs) : qui permet d’être présent partout
- La monétisation : penser en amont la monétisation de contenus web
- L’écran de télévision (2 millions de vidéos vues sur les smart TV) qui reste la référence
Le téléspectateur, nouveau maître du jeu
A l’ère du délinéarisé, le téléspectateur a davantage la possibilité de prendre le pouvoir. On le constate, l’audience n’est plus passive, et on s’adresse avant tout à des utilisateurs qui connaissent les mécanismes et se créent leur propres chemins de consommation.
L’utilisateur se situe au centre du processus et possède un pouvoir décisionnaire accru rendu possible par les dispositifs du web. A présent, il décide de ce qu’il souhaite regarder et dans quelles conditions. Un comportement que les diffuseurs ne peuvent plus ignorer.
Philippe Chazal souligne la qualité du discours tenu dans cette séance par France Télévisions qui teste et fait des expériences.
Il donne la parole à Alain Wieder d’Arte qui complète le tour de la télévision publique française. Il prend la parole et affirme que nous sommes à présent dans le monde de l’accès. En réalité, les écrans ne se substituent pas, ils se superposent et s’articulent et leur utilisation se fait en même temps.
Cette évolution change les métiers mais aussi les contenus. Arte a tenté très tôt des expériences sur internet en partant des contenus, en tâtonnant, et en proposant une ludification des programmes audiovisuels notamment dans l’univers de la culture. En ce qui concerne l’écriture, le contenu s’adapte au multi écran et au multi usage. Il note également que l’écriture documentaire devrait tenir compte du big data.
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Laurent Sorbier prend la parole afin de donner un éclairage général sur le thème des plateformes.
Il s’agit tout d’abord d’un écosystème complet. Une galaxie d’acteurs qui constituent de véritables systèmes d’exploitation. Un univers dont ils contrôlent l’accès et les supports de distribution. Celui qui détient le « gate keeping », peut ainsi faire payer les autres partenaires. En ce sens, nous obtenons une sorte d’économie « médiévale » avec les droits de péage, souligne Laurent Sorbier. Rien de très moderne donc.
Un univers audiovisuel en recomposition
Cependant, nous assistons à un réel changement de paradigme. L’industrie audiovisuelle a déjà deux exemples face à elle : le secteur de la musique et le monde de l’édition.
Malgré leurs efforts, la marge de résistance des éditeurs faiblit. Et nous connaissons déjà certains risques car nous avons pu voir quelques scénarios, et identifier les problèmes à affronter.
Dans le monde numérique, les contenus sont égaux entre eux, c’est simplement de la data.
L’audiovisuel est confronté à un système de destruction, reconstruction de valeur. La montée en puissance du délinéarisé n’atteint pas pour le moment le linéaire, au contraire, ils se cumulent. On constate en revanche que la publicité numérique progresse et que le CPM peut être très élevé pour des contenus premium, le preroll notamment est aujourd’hui très prisé des annonceurs.
En effet, la place des plateformes va bien au-delà de la concurrence vis-à-vis de la consommation télévisuelle. Leur rôle est plus important, plus vaste.
Les acteurs investissent peu à peu dans les contenus mais essayent de ne pas aller trop vite afin de ne pas se retrouver bloqués car les enjeux réglementaires sont extrêmement forts.
Il faut faire évoluer le cadre règlementaire, estime Laurent Sorbier. En général, les géants du web sont déjà bien armés sur un thème, pour Apple la musique, pour Amazon le livre, pour Google la presse.
Notons que ces derniers ont des moyens quasi illimités, finalement c’est seulement une question de temps avant qu’ils ne puissent proposer une offre de contenus très attractive en négociant des exclusivités.
Cela provoquera des effets très déstabilisants d’économie d’échelle qui impacteront également le cinéma. Ce phénomène semble en revanche positif pour les producteurs et les détenteurs de droits qui s’adresseront à davantage d’acheteurs potentiels.
Tout comme Laurent Frisch, Laurent Sorbier le rappelle, au cœur de cet écosystème l’arbitre reste l’utilisateur. La montée de la social TV en souligne d’ailleurs l’importance. Les diffuseurs cherchent à reconstituer une communauté, à créer du lien et ainsi à se lancer dans une véritable économie de la conversation.
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Antoine Nazaret nous propose son analyse en tant que Directeur des contenus de Daiymotion, un groupe, qui, s’il est plus petit que les acteurs que nous évoquions précédemment, détient néanmoins une place qui compte.
Il rappelle que Dailymotion est avant tout une plateforme mais aussi un hébergeur dont la fonction primaire est de proposer un service.
L’histoire d’internet est faite d’histoires d’utilisateurs qui ont changé les services, qui ont bouleversé l’ordre établi que nous croyons durable. Face à ce constat, il faut être humble et rendre la plateforme la plus efficiente et la plus agréable possible.
Dailymotion évolue dans un monde où la ressource n’est ni rare, ni contingentée. Plus la taille de la plateforme est grande, plus les coûts de structure baissent. En suivant les préceptes de la théorie de la longue traîne, on obtiendrait un coût neutre qui tend vers zéro.
Cependant, on se rend vite compte que la plateforme a une taille critique à ne pas dépasser afin de pouvoir continuer à proposer des contenus dans de bonnes conditions.
Dans un univers digital ultra-démocratisé, l’intermédiation devenue indispensable
Pour Antoine Nazaret, le monde d’internet, et à fortiori celui des plateformes, constitue un paysage d’utra-démocratisation avec à l’origine un dialogue direct, très à plat et une hyper-démocratisation des contenus devenus accessibles à tous.
C’est l’inverse de la télévision qui a longtemps fonctionné sur un axe vertical de la chaîne vers le consommateur avec peu d’échanges possibles mais aussi peu de retours de la part du téléspectateur sur les contenus.
Dans cet écosystème résolument horizontal, le rôle de l’intermédiation devient absolument fondamental afin de pouvoir mettre en avant les contenus qui se détachent de la masse. Dans ce registre, Antoine Nazaret en distingue plusieurs :
- Les MCN (réseaux multichaînes) : qui recréent le dialogue avec l’ayant-droit et donnent de la visibilité au contenu
- Les éditeurs : encore très dominants qui mettent en avant leurs propres productions
- Les réseaux sociaux : dont le pouvoir prescripteur devient très fort
- L’algorithme : qui est le plus fort mais aussi le plus redouté
Tout est très précaire, rien n’est situé
Tel est l’univers dans lequel nous évoluons aujourd’hui selon Antoine Nazaret. Par exemple, on ne pouvait pas présager la perte de vitesse d’Itunes.
Voilà une donnée qu’il faut bien avoir en tête, le succès de certains sites ou de certaines plateformes n’est pas forcément durable.
Comment éditer le contenu pour le digital vs la télévision ? Qu’est-ce qui change ? Une chose est certaine, on ne produit pas, on ne conçoit pas de la même manière dans un cas et dans l’autre. L’offre est extrêmement supérieure à la demande. La bataille se fait avant tout dans la captation de l’internaute sans cesse sollicité.
L’enjeu et la crainte principale que la part de l’éditeur s’effrite au profit de l’algorithme sont très présents.
C’est ce qui se joue avec Netflix qui possède un volume de data extrêmement important mais qui fait un travail de requalification éditoriale par la suite afin de mieux correspondre aux attentes des utilisateurs. Le travail de data s’en trouve alors enrichi. Lorsque Netflix lance House of cards, ils savent déjà que la série trouvera son public précisément grâce à cette qualification des data.
De plus, sur les plateformes, les contenus sont plus innovants car l’accès à la diffusion est proche de zéro. Les acteurs traditionnels n’étaient pas présents sur ces plateformes au départ, cela à permis la création de nouveaux contenus, différents, plus décalés.
Ce thème réinterroge aussi la question du direct. Le direct est-il aujourd’hui sur l’écran de télévision ? Pas forcément car par définition le direct a lieu n’importe où, y compris à un moment où l’utilisateur n’est pas devant son écran de télévision. Assez logiquement, nous constatons qu’internet peut investir le champ du direct en proposant des contenus inédits et qui s’inscrivent dans l’actualité.
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Au terme de cette session, nous aurons vu à travers de nombreux exemples et le témoignage des membres du panel le dynamisme, la diversité des plateformes et leur impact sur la télévision, sur l’utilisateur, sa façon de consommer bien entendu mais aussi plus profondément son rôle dans le processus et son pouvoir décisionnaire.
Si les plateformes réinventent les usages, elles suscitent également de nouvelles écritures dont les diffuseurs doivent apprendre à maîtriser les codes, tout comme elles modifient les métiers.
Les télévisions, fortes de leurs savoir faire, expériences et moyens de financement des contenus sont aussi dans la bataille des plateformes avec notamment les « replay ».
Plus largement les plateformes et leurs usages renvoient également à la question du financement de la création. Comment peut-on rémunérer la chaîne des acteurs qui apportent et proposent du contenu toujours plus innovant et surtout toujours plus premium ?